CHAPI CINQ

ET TOUT CE QUI S’ENSUIT

Il doit être sourdingue, le barde Delar’r, car il continue de bieurler à travers les rues, sa vielle dans les bras, sa vieille sur les bras, son chapeau rond sur la tronche. Il gutture drôlement en chantant, l’apôtre. C’est peut-être à cause de quoi il n’a pas perçu l’explosion. Toute la populace se draine fissa en direction du phare. Les gosses juchés sur des vieux vélos ferraillants, les jeunes gens à vélomoteur, les adultes en rang, les vieilleries en cannes ou béquilles, toute la cohorte impressionnante des veuves, noires et blanches comme des pies. Ici, à part une conserverie de sardines, l’industrie principale reste la veuve. Leurs matous sont allés boire la grande tasse, un jour, dans les lointains épouvantables du grand nord poissonneux. Elles, elles restent pour prier ferme, déferler du chapelet, processionner derrière le recteur en queue leu leu claudicante. Bien remercier not’seigneur d’avoir accueilli leurs terre-neuvas dans son magistral paradis. Qu’il ne leur reste à elles pauvres que de chétives pensions et des sablés bretons pour accompagner les rasades de café.

Oui, tout le monde coude à coude au corps en direction du sinistre. On crie des madoué ! des misères ! des Seigneur Jésus ! essoufflés. On se signe quand on est assez ingambe et qu’on n’a pas besoin de ses bras pour régler sa marche. On veut voir ça de près, à bout portant d’œil, cette chose inouïe d’un paysage privé du phare qui s’y trouvait planté depuis des chiées de générations. Et comment t’est-ce ils se démerderont pour rentrer à la nuit noire, les combien de marins, combien de capitaines, hein ? Comment éviteront-ils les perfidies des naufrageurs balanceurs de lampes-tempêtes ? Une pointe du Chaz sans phare vous a l’air à poil. Plus rien qui vigile pour marquer la limite entre l’océan féroce et la côte rocheuse, faite de mille hallebardes dardées vers les venants. Madoué ! Madoué ! Le criminel qui dynamite un phare engendre la tempête. La malédiction soit sur lui à tout jamais !

On fonce, le Mammouth et moi, en direction du port ; le plus simple ? Se rendre en canot tomobile jusqu’au sinistre. L’aborder par la mer. Comme nous déboulons sur le môle, une voix m’hèle :

— Hep, commissaire !

C’est le yeut’nant de gendarmerie. Il est debout dans une vedette qu’un vieux chacal de mer (les loups sont en voie de disparition) met en route. Nous les rejoignons in extremis. Le moteur de l’embarcation s’enrogne. C’est la décarrade écumeuse malgré la vitesse limitée à 3 nœuds dans le port. Béru, surpris par le plein-gaz du mataf, se retrouve à rond-ventre dans le canot. Il en perd son râtelier, tellement que la secousse a été forte.

— Inouï, inouï, dit l’officier de gendarmerie – corps d’élite s’il en fut – comment diable avez-vous été prévenu de la chose ?

— Un coup de fil semi anonyme d’un type qui prétendait appartenir à l’O.L.B.

— V’aim’rais vien affoir une confervafion afec Tango, déclare Alexandre-Benoît, tout en réparant son dentier tordu à l’aide de son Opinel.

— Pourquoi, Tango ? demandé-je distraitement.

— T’oublille qu’c’est un furdoué de l’esplovif !

La remarque me fait sursauter. Tiens, c’est juste !

Ne l’a-t-on pas surnommé Tanguy-la-Nitro dans le milieu ?

Et, comme par hasard, il a pris la mer avant l’aurore, ce malin.

Nous voici sortis du port et le canot fonce dans de l’écume éblouissante. La côte déferle sur notre droite qu’on appelle ici tribord, pour des raisons mystérieusement bretonnes qu’il ne faut pas chercher à comprendre vu que la Bretagne se trouve en face de la Grande. Tout est rébarbatif, gris, désolé. Pourtant, nous découvrons une espèce de faille dans ces remparts naturels. La roche s’affaisse pour laisser apparaître une minuscule crique verdoyante au centre de laquelle s’élève une somptueuse propriété moderne, mais d’architecture armoricaine ; grand toit d’ardoise descendant très bas sur des murs d’un blanc crayeux, fenêtres à petits carreaux, murets de pierres plates pour couper le vent. Devant la demeure, une piscine avec plongeoir, plus une petite construction annexe comprenant sans doute un bar et des cabines.

— Pas moche, le cabanon, dis-je au yeut’nant.

— C’est la propriété de Gildar Lembrumé, le ministre, commente le gradé. Il n’y vient pratiquement jamais.

Effectivement, la propriété semble déserte. Elle est pimpante mais tristette.

C’est alors que mon petit lutin privé, celui qui roule pour moi bien souvent, me chuchote des choses évasives que j’écoute d’une oreille plus ou moins distraite.

— Il ne doit pas y avoir beaucoup de piscines dans le secteur ?

— Ça non, le climat ne s’y prête guère. Je crois que c’est la seule à des kilomètres à la ronde.

J’enregistre mentalement. Je creuserai cette question plus tard.

Une fois dépassée cette anse, le récif reprend de la vigueur. Il devient d’une hardiesse formidable. Dieu, ici, a travaillé dans le gothique.

Notre vieux chien-loup de mer ralentit, car l’océan se prend au sérieux. Les vagues se déguisent en lames. Et pourtant le baromètre reste peinard ce morninge, mais dans cet angle d’univers rien ne va plus, la terre et l’eau se fâchent. Elles semblent s’être déclaré une guerre qui ne finira jamais. Elles partent à l’assaut l’une de l’autre, car la côte paraît mouvante et il est impossible de définir si les attaques de l’océan ne sont pas repoussées par de grandes estocades de la roche.

Il faut piloter molo. Le moteur tourne en crachotant. Parfois, soulevé du cul, le canot a son hélice hors d’eau et c’est alors la brutale râlée.

— Je me demande quelle solution de secours les autorités vont mettre en place, dit le yeut’nant.

Cette partie du littoral est la plus dangereuse des eaux territoriales françaises. Déjà que nos bateaux de guerre s’y font éperonner en plein jour, que sera-ce de nuit, sans phare ?

— On amènera probablement des groupes électrogènes avec des projecteurs, hypothésé-je.

Mon compagnon hausse les épaules.

— Vous oubliez qu’un phare est personnalisé par la fréquence de son faisceau, en outre il s’élève parfois à cent mètres de hauteur…

— La nouvelle sera connue de tous les bateaux croisant dans le secteur, ils prendront leurs dispositions.

Mais, malgré ma volonté d’apaiser ses craintes, l’officier de gendarmerie – ce corps de bâtiment d’élite – reste soucieux.

Il pressent des calamités.

Et, pour ne rien te cacher, je les renifle aussi.

Quelle tristesse que les choses détruites ! Tuer l’œuvre des hommes, c’est pire que de les trucider eux-mêmes.

Tu croirais la conséquence d’un séisme. C’est l’Apocalypse qui commence parmi les roches. Des morceaux de vitrage, des éléments de moteur, la valve solaire, la lentille de Fresnel, la cuve à mercure, des marches, des meubles, et briques briques briques. On enjambe ce cataclysme mort. On arpente du désastre. On évalue la catastrophe. La plus horrible découverte revient à Bérurier.

— Hep, les mecs, v’nez un peu par ici !

Il est debout devant une chose immonde : le gardien de phare, tout simplement. Une moitié de gardien de phare pour être précis ; la partie supérieure d’un gardien de phare. L’homme a été ligoté avec du fil de fer. Détail sadique, on l’a muselé au moyen de sparadrap, mais en lui laissant sa pipe dans la bouche, par dérision. Il ne risquait vraiment pas de répondre au téléphone, le pauvre type.

Ainsi donc, le destin de l’homme à la lanterne, ce Diogène des flots colériques, a-t-il suivi celui de son phare puisque le voici également coupé en deux tronçons dont l’un reste horriblement rassemblé et dont l’autre est devenu horriblement épars.

— C’est la première fois, soupire le yeut’nant (il se nomme Jean-Marie Lembroqué, j’allais t’omettre).

— La première fois que vous voyez un mort ? sarcastise Bérurier.

— La première fois que l’O.L.B. assassine, précise le gradé de la gendarmerie nationale (ce corps des litres).

« Jusqu’alors, leurs coups de main n’ont causé que des dégâts matériels.

— Peut-être que les meurtriers cherchent à faire porter le chapeau à cette organisation ? émets-je.

Ensuite je pénètre dans ce qui demeure debout de la construction histoire d’enquêter un petit coup, quoi, on est ici pour ça. Les indices, ça n’existe pas que chez la grand-mère Christie. Bon, moi j’abonde pas tellement dans ce sens parce que je trouve que ça fait rétro. Le mégot, l’empreinte de semelle, j’en ai rien à branler, qu’après on s’y paume et tes lecteurs gringrins s’hâtent de te foutre le nez dans le caca de tes bévues, trop heureux de te coincer, les gueux. Un qu’avait pigé admirablement la chose, c’est le Simenon. Son Maigret fonctionnait au pif exclusivement, à l’impression, atmosphère, atmosphère, il avait une gueule d’atmosphère, un sixième sens pour la carburation ; rien dans les mains, rien dans les poches : tout dans les narines ! Il arrivait, reniflait et c’était parti mon kiki. Ça l’évitait, au Simenon, de se tarter avec les bagues de cigare, les taches de foutre ou de cambouis. On a tous ses trucs, ses tiques, ses triques pour battre le beurre du polar.

Moi c’est autre chose, plus m’enfoutiste encore. Basé sur le n’importe quoi, sur le tiens fume c’est du belgium, et que le résultat, après tout, est le même. Péripéties, ça oui. Sacré ! La base du métier. Coups tout azimut. Coups : de feu, de bite, de théâtre, du sort, et blessures, de poing, fourrés, pour coups. Afin d’assurer la rotation de l’assiette à l’extrémité du bâton chinois. Du sang, de la volupté, du déshonneur.

N’empêche, l’indice, parfois, tu dois t’y rabattre. C’est une des cinq manières de progresser l’action, car l’action, si j’ose dire (et j’ose tout) c’est une obligation.

J’entre dans le phare (Aon) déguisé en tour branlante ébranlée et branlée, le vent des confins y glapit en sauvage. C’est plus un phare (macien) mais un sifflet de locomotive, une cheminée emportée par la furie de son tirage. Tu te sens aspiré. Je gravis les marches de pierre lentement afin de tout bien examiner. Les indices grimpent comme celui des prix. Je me respire une cinquantaine de marches sans dénicher rien d’anormal. Le phare (amineux) cesse. Fin de section. Pour le reste, voir plus bas. Avant de redescendre ma déconvenue, je me permets un regard panoramique sur cette contrée grandiose dans sa sérénité éperdue. C’est pas un pays de plaisantins ! Devant moi la mer écumante, d’un gris épais, piquetée de bateaux qui paraissent tous en perdition dans cette monstrueuse lancée de vagues. Je pivote : voici la côte et ses rochers d’autre monde. Je continue mon pano en direction de la ville accroupie sous ses ardoises. Avant que mon œil ne l’atteigne, il s’arrête sur la crique du ministre.

Pourquoi a-t-il accaparé ce coin de rémission, Lambrumé ? Cinq mille mètres de verdure oubliée par le diable, et hop, il se les goinfre pour y construire son clapier grand standinge, y creuser sa piscine…

Mais ! Attends, bouge pas, qu’aspers-je ? Une silhouette noire, luisante, traverse la propriété de Gildar Lambrumé. Dommage que je n’aie pas apporté les jumelles. Cette silhouette est, dirait-on, celle d’un individu portant un équipement de motocyclard. Il est coiffé d’un casque blanc, à heaume, traversé d’une large bande noire. Il sort de la propriété et je cesse de le voir. Un bref moment s’écoule. Une moto avec lui dessus fonce sur la route sinueuse qui serpente à travers la lande grise et mauve. Je redescends. Le yeut’nant, Béru et le vieux loup-garou de mer accumulent les objets qui jonchent le sol sur les lieux de l’explosion. Ils ont tendu une corde prise dans le canot pour interdire l’accès des lieux à la foule qui rapplique, sombre et psalmodiante comme une procession de pénitents espagnols. J’avise un grand jeune homme sur une Yokohama 350 à culbutage frénétique incorporé. Il est grand, blond et con à bouffer des huîtres sans les ouvrir.

— Dis donc, l’ami, je suis le commissaire de police, ça t’ennuierait de me reconduire à Ploumanac’h Vermoh ?

— Oh, oui, qu’il me dit, je viens juste de venir.

Sans tenir compte, je me mets à califourchon sur l’arrière du siège.

— Eh bien, comme ça, tu viendras juste de repartir, dis-je en le désarmant d’un clin d’œil. T’es un grand garçon, t’as le droit de vote, je te réquisitionne.

— Tourne à droite !

J’ai dû hurler pour me faire entendre malgré le grondement de son monstre nippon.

Il ralentit.

— Mais ça mène à la propriété du ministre ! objecte l’aimable adolescent.

— Justement, j’aimerais aller l’admirer de près.

Docile, il oblique sur le chemin secondaire qui se faufile entre les genêts non encore fleuris. Le ciel s’abaisse mochement, plein de laides boursouflures. On dirait le chapiteau d’un cirque qu’on se met à démonter. Cela produit des poches, de lourdes arabesques. Je remonte le col de mon veston. J’ai froid, tout à coup. Un intense besoin de soleil m’investit. Je donnerais vingt ans, dans une île grecque, n’importe laquelle, et y bouffer du fromage aigre en regardant le bleu et le blanc environnant.

— C’est là, fait le grand niais motorisé.

Je saute du siège. Il m’imite et cale son engin sur sa béquille. Une petite porte arrondie flanque la maison fermée. Elle est percée dans un long mur blanc aux pierres çà et là apparentes. Une simple poussée la fait s’ouvrir.

— Eh bé, elle n’a rien d’un château-fort, sa gentilhommière à votre ministre de mes deux ! remarqué-je.

Le crétin à monture japonaise rigole.

— C’te porte, jamais é ferme. Y a toujours quéqu’un à l’ouvrir.

— Ah bon ?

— Comme le ministre vient presque jamais, c’t’ici qu’on baise, les jeunes, dans la cabane de la piscine. Y a tout le confort.

— Quelqu’un s’occupe de l’entretien, je suppose ?

L’évocation du personnage auquel je m’intéresse le fait rigoler blanc.

— C’est sûr.

— Tu peux m’indiquer son nom ?

— C’est le barde Delar’r et sa bonne femme, l’Anaïs. Il s’occupe d’un tas de trucs dans le pays. Tout le monde lui confie des choses à faire, mais il les fait quand y lui tombe un œil.

— Alors, pourquoi s’adresse-t-on à lui ?

— Pour se mettre bien. Quand il est en pétard après quelqu’un, il va en chanter du mal par les rues.

Curieux racket. Faudra que j’aille saluer ce bonhomme, et lui filer un petit bouquet pour qu’il propage les mérites du nouveau commissaire.

En attendant, je pénètre dans le vallon heureux accaparé par Gildar Lambrumé, ministre pour assurer son standinge. Ministre de quoi ? Il ne m’en souvient. Un ministre, ça n’est plus qu’un sous-main, le mercredi, sur la grande table du Conseil à l’Élysée. Jadis, on savait leurs noms, les ministres, on les appelait Excellence ou j’sais pas. Ça effervesçait quand ils condescendaient quelque part. Ils disaient des blabla que la presse écrivait religieusement. Y en eut un, ministre des sports, qui inaugurant un stade, dit à un organisateur qui le priait d’attendre la course du cent mètres avant de se retirer : « Je veux bien assister au départ, mais je ne pourrai pas rester jusqu’à la fin ! ». Authentique, c’est consigné dans les annales. A présent, tu mates un gonzier à la téloche. Un présent-tentateur annonce qu’il est ministre de cecicela, puis se met à l’appeler Dunœud, ou Chemoldu. T’avais seulement jamais retapissé sa frite, avant. Et tu ne la reverras jamais. Lui il dit doctement que « compte tenu des données fondamentales du problème… » te cite quelques chiffres pas comprenables. Bref, trois petits tours de con et puis s’en va. Happé par l’oubli dès qu’il a mis le pied dehors, ce pauvret enfrileusé. Juste un instant, pour Antenne 2 ou consœur. Qu’on voye l’ô combien il est farouchement inexistant, l’apôtre. Ministre par inadvertance, au pied levé, le pied étant lui. Bleu croisé, cravate. Il est venu faire le pontife. Mais il n’est vraiment ministre que pour son armoire à glace. Là qu’il s’aime librement, s’appelle Monsieur le Ministre à la Quantité de la Vie, à la Conjonction de Coordination, de la Saleté Publique à la Condition féminine d’en sortir. Ministre des Démangeaisons. Secrétaire dans tous ses états, d’Etat. Et ta sœur ! Etat-frère. Et t’as le bonjour d’Alfred. Un caprice ! Ministre, c’est de la chirurgie esthétique politique. Ça sert juste à tirer la peau d’un gouvernement. C’est éphémérique. L’en réalité, gouverner ça dépend d’une pincée d’hommes, des qui se savent par cœur et qui usinent en secret. Et le ministère n’est que littérature !

Le barde Delar’r et sa mégère ne se cassent pas, question ménage. Dans l’appentis jouxtant la piscaille, on dénombre trois mille deux cent quatre-vingt-quatre préservatifs farcis, car la Bretonnette est pas encore sur orbite question de la pilule. Ça vient doucement dans les bocages et le long des grèves chateaubriennes. Quelques slips oubliés ont servi de chiftir à d’autres baisants. Y a du bouton nacré de-ci par-là.

Mézigue, je te causais d’indices, y a guère. Voilà que je tombe en arrêt de volée devant la pistoche. Elle est bordée de dalles de granit rose. A un certain endroit, quelques-unes de ces dalles sont mouillées, alors que le reste est sec.

Me faudrait un récipient.

Je retourne à la construction. Tu penses qu’il ne reste plus une goutte de rien du tout dans les boutanches d’apéro. Ç’a été sifflé depuis lulure, au grand mépris ministériel. Les découilleurs qui se redonnaient du tonus après leurs crampettes. Je déniche une bouteille de coca, je la rince au robinet de la douche, puis l’emplis avec l’eau de la piscine et la bouche de mon mieux à l’aide d’un tampon de papelard. La glisse dans ma poche intérieure de veste afin qu’elle reste droite.

— Pourquoi que vous emportez de l’eau, m’sieur le commissaire ? s’étonne mon tocycliste.

— Il faut toujours se prémunir contre la soif.

Bon, si on s’en allait ?

Je promène une regardée incertaine autour de moi. Au fond de l’appentis où sont remisés les meubles de jardin poussiéreux et moisissants, un filet à long manche est accroché au mur, celui qu’on utilise pour écumer la piscine des feuilles mortes qui y viennent pourrir.

Une traînée humide se lit sur le plâtre au niveau des mailles du filet. Je vais le palper, il est encore détrempé. Donc il vient de servir.

Je regarde encore, mélanco, pas joyce dans ma peau. Faudrait un peu de musique douce. Un petit air ténu qui aille avec la brise comme s’il était le cœur de sa pulsion. Une musiquette gentille, de celle qui te dodeline l’âme, tant qu’à la fin tu pousses un soupir et te mets à regretter tu ne sais pas quoi, que t’as failli connaître, que tu ne connaîtras jamais, ou bien trop tard, ce qu’est pirissime.

— En somme, vous enquêtez, non ? murmure mon jeune compagnon avec respect, du ton d’une pucelle qui demande à son époux, au soir de ses noces : « En somme, c’est ça, une bite ? »

— Pratiquement, réponds-je.

— On dirait que vous voyez des choses, note mon tocycliste impressionné.

Peut-être que j’en vois, en effet. Je vois le commandant Katkarre qu’on noie dans cette piscaille. Et puis qu’on emporte au port pour l’y balancer. Je vois un type en combinaison noire, casque à heaume, venant repêcher un objet compromettant ayant appartenu au mari de la blonde remailleuse de filets.

Dans notre métier, il faut voir coûte que coûte, ne serait-ce qu’avec une canne blanche.

— Tu veux bien me conduire à Ploumanac’h Vermoh, maintenant, fils ?

Maintenant, il m’est acquis, le cavalier de l’Apocalypse.

— C’te connerie, je vous mène où vous voulez, c’est mon jour de congé.

— Que fais-tu dans la vie ?

— Boucher. Mais je travaille à Lémery et aujourd’hui c’est la Saint Tnitouch’ là-bas.

— Je m’en doutais, dis-je.

— Que c’tait la Saint Tnitouch’ ?

— Non, que tu étais boucher à Lémery.

Il irradieuse.

— Ah vouais ? A quoi qu’ vous l’avez vu ?

— Ce sont des choses que l’on devine quand on est perspicace.

La foudre nippone m’emporte. Mon flacon d’eau, mal bouché, humecte ma poitrine, le vent de la vitesse la refroidit et au bout de deux bornes voilà que j’éternue.

On parvient à l’orée de la sous-préfecture. Le louchébem tourne la tête et aboie dans son vacarme :

— Tenez, le barde, c’est la maison bleue, là-bas.

Ainsi me vient l’envie d’y faire halte.

— Stop !

Il dépétarade. Son bolide s’approche en se dandinant d’une construction basse peinte en bleu vif, avec des massifs d’hortensias bleu pâle tout autour et un capharnaüm bordélique dans les environs immédiats. Au-dessus de la porte est un large panneau sur lequel on peut lire, en caractères torturés, enjolivés de poils de cul et de fleurettes : Loïc Delar’r, barde breton, plombier-zingueur, poète scatologique.

Les Delar’r sont rentrés de leur tournée proclamatoire. La dame fait des crêpes. Lui, assis à une table-établi, calligraphie des mots en écriture gothique sur un panneau de bois ayant la forme d’un parchemin. C’est un grand type un peu hirsute et très malodorant, avec des écailles de crasse sur les mains et des repas à emporter dans les volutes de sa barbe-moustache.

— Vous désirez ? me demande-t-il.

— Faire un peu de conversation, réponds-je.

Et puis je me présente. Et il me serre la main. Et il appelle sa dame pour que je lui en fasse autant. Et c’est une vieillarde presque, la Delar’r, avec des vertugadins en viandasse sous ses hardes bretonnes, des passages cloutés en verrues sur ses bras démanchés à cause de la pâte à crêpe sarrasine. Le cheveu filasse, l’œil triangulaire, la peau comme celle des vieilles couilles endormies. Et aussi pestilentielle que son barde à la con, mais pire, puisque femelle. Que je ne te dis que ça. Mais outrepassons et passons outre, que cette dame fouettarde n’a rien à voir dans mon récit, et jamais n’aura, heureusement.

Je dis au vieux de la vielle qui veille sur sa vieille que j’ai beaucoup admiré leur prestation vocale dans les rues de la ville. Et combien c’est une pure émanation du terroir-caisse, ce chant bardeur pour annoncer la mort du commandant Katkarre.

Il est fiérot, le bougre, plus vanneur que pou de corps communément dénommé morpion.

Pour lui porter le comble, je m’informe de l’en quoi consiste sa poésie scatologique annoncée sur son enseigne. Et de bonne et grande grâce, il m’explique qu’il est l’auteur de ces délicats panneaux que l’on trouve dans les chiottes d’établissements distingués. Il les compose, les rédige, les orne de plaisants étrons fleuris, fumants, mutins, presque appétissants, tant il les glorifie de couleurs n’ayant rien de résiduel. Il me les montre avec bonheur. Me déclame les textes ingénieux, dont la lecture crée chez le pratiquant du lieu où ils sont placés un sentiment de belle humeur laxative propice à l’assouplissement des sphincters les plus endurcis. Il me faut convenir, en toute loyauté et sans jalousie d’auteur, de la réelle qualité de ces œuvrettes dont je citerai, pour échantillonnage : « Vous qui venez déposer des fonds dans cette banque, n’oubliez pas votre monnaie », « Ne tirez pas le diable par la queue, mais tirez la chasse par sa poignée » et surtout, au grand surtout, le chef-d’œuvre : « Efforcez-vous, il en sortira fatalement quelque chose. »

Je complimente le barde Delar’r, l’assure qu’il y a du Montaigne sur ces gracieux panneaux. Il est frappé par l’évidence. Non, il ne s’était jamais rendu compte, mais maintenant que je lui dis, le rapprochement s’impose, aveuglant.

— Vous avez tous les dons, l’échauffé-je : musicien, compositeur, chanteur, plombier-zingueur, poète, calligraphe… Dieu, que je vous envie, moi qui ne suis qu’un policier de la main droite et un écrivaillon de la gauche. Je me sens si lourd d’inaccomplissement, si vous saviez. Car plus j’avance, plus il me paraît évident qu’un homme ne meurt jamais riche de ce qu’il a fait, mais pauvre de ce qu’il n’a pas fait.

Il me console tant bien que mal, m’explique que le surdouage ne saurait être commun, sinon nous existerions dans une société d’élite angoissante d’être trop accomplie.

Là-dessus, il m’offre une eau-de-vie de sa distillation que j’accepte imprudemment et qui pue la sanie comme s’il y avait mis sa bonne femme à macérer. Mais j’ai subi d’autres infortunes en cours de carrière ; et puis il n’est pas de bon flic sans bon estomac. La digestion héroïque faisant partie des dons de nature exigée par mon infâme profession.

La vieille me propose une crêpe. Amateur de céréales, j’en mange six d’affilée. Les siennes sont exquises, tartinées de beurre salé.

Tout en me sustentant de blé noir et de gnole infecte, je discute avec le barde. Il connaît tout le monde à des lieues à la ronde. Et il suffit de mettre un nom sur le tapis pour qu’il tire sur le fil de la bobine.

Il sait tout, a une opinion sur tous, la dent dure, la langue bifide. Une véritable aubaine pour un poulet en quête de personnages à plumer.

Je lui propose trois sujets ; et il me les traite de telle manière qu’il est reçu à l’oral sans tu sais quoi ? Coup férir.

Les trois sujets sont, tu les devines :

Katkarre, Tango, le Phare.

Tout autre, plus tartineur que moi, te donnerait droit aux délirades du Plombier-Poète-Zingueur, mais la tambouille santantoniaise ne s’épaissit pas de ce pain-là. Chez le commissaire c’est le juste mitan, pourrait-on dire. Droit au rebut en épargnant le virage. Et voilà. Je te résumerai donc cette épique conversation.

Primo : Katkarre.

On ne lui connaissait que des amis, vu que sa bonne femme lonche avec tout ce qui a des velléités d’érection, entre quinze et soixante-quinze ans. L’ignorait-il ? Probablement pas car depuis quelques années, il s’était mis à boire, lui que l’on considérait comme sobre pour un Breton, car avant de s’adonner à l’alcool, il ne buvait qu’une bouteille de calva par jour.

Ses affaires allaient mal. Il naviguait de moins en moins, passant ses journées au café de la Marine avec les matelots de son équipage.

Deuxio : Tango, il le sait, est une verminerie irrécupérable. La honte d’une famille honorable. Son père est mort de chagrin ; sa mère fait le ménage du curé et s’abîme en dévotions. L’un de ses frères s’est exilé à l’île de Nichemar’h. Ses sœurs sont parties, qui à Quimper, qui à Rennes. L’une est religieuse, l’autre taille des pipes à Paris. Le retour de l’enfant prodigue a surpris, mais la population lui a fait bonne figure car il fait peur. Ses agissements sont innocents, sauf qu’il se rend chaque jour au bureau de poste de la rue des Bignous pour téléphoner à Pantruche, et pourquoi qu’il téléphonerait de la sorte s’il avait vraiment rompu avec la maléfique capitale de perdition, il me demande, le poète excrémentiel.

Troisio : le phare.

Eh bien il va me dire, le barde, tout, le fond de sa pensée jusqu’à la doublure. Un acte de l’O.L.B. ? Son cul ! Vous m’entendez ? Son cul ! Il sait de quoi il cause. Air entendu laissant à supposer qu’il en fait partie, lui, de l’O.L.B., breton à son point ! Folklorique jusqu’à plus pouvoir. Et qu’il est persona gratin, là-dedans, le barde Delar’r. Pas du lampiste tout venant, grande gueule à coller les affiches ! Tête pensante, voilà. Cerveau de ce mouvement louable. Alors que non, non, non et son cul pour le phare. S’agit d’autre chose. Jamais l’O.L.B. n’aurait zigouillé un gardien de phare ultra bretonné, essence de la race. Ja-mais ! Un gardien de phare, c’est un emblème. Lui, le barde, il a proposé de mettre dans le blanc du drapeau blanc Breton-Libre un phare stylisé, alors ?

Cet attentat, je veux qu’il me dise ? Un coup du gouvernement, parfaitement, pour donner motif à représailles. Ça va se durcir pour l’O.L.B., mais ils ne flancheront pas, les gars du mouvement. Ils iront jusqu’au bout, créeront la Nation Bretonne. Ils auront la bombe anatomique un jour, pour garantir leur Indépendance conquise.

Et si la France bronche, continue d’emmerder selon ses belles habitudes, ils la conquerront, la France, cette bougresse grande gueule, toujours à se croire plus maligne que les autres, et si parfaitement conne qu’on la cite en exemple de connerie à l’extérieur. Oui : la Bretagne annexera la France, ça fera pas un pli. Et elle annexera la Corse aussi raide. Et la Savoie avec ses radicelles ritales. Et l’Alsace-Lorraine choucrouteuse par-dessus le marché. Enfin, y aura une nation unie, forte, rayonnante. Telle que le grand de Gaulle la rêvait, cet utopiste à la flan, toujours le front sous ses deux étoiles mesquines, çui-là, à se croire, à nous vouloir, merde, cette manière de sauver imperturbablement, de tenir les françouzes à bout de bras, faire croire qu’ils sont grands et que lui clamsé, pouf : des gnomes ! Encore une bolée de calva, commissaire ! (C’est pas une propose, mais un ordre.) Oui, le phare détruit, c’est signé gouvernement français. Des loustics, des louches, des tortueux, des évasifs, des pleutres.

Alors, profitant de ce qu’il biberonne sa énième bolée de ramonetripes, je lui demande (et me demande) à brûle-gilet, pardon : à brûle-pourpoint :

— Existe-t-il un lien entre les trois choses ?

Le poète-barde-plombier me flagelle les tympans d’un rot comme une corne de brume.

— Quelles trois choses ?

— La mort de Katkarre, le retour au pays de Tanguy Liauradéshome, le dynamitage du phare… Tout cela en un laps de temps si réduit !

Moi, je dis lien ! Lien et lien !

— Possible, convient le barde Delar’r, mais alors c’est un coup du gouvernement.

Soudain, il se dresse, les mains plaquées aux oreilles, comme pour contenir la charge d’un bruit insoutenable.

— Et c’est pas fini ! braille-t-il. Et c’est pas fini ! Nous sommes au début d’une ère calamiteuse ! Le ciel nous tombera sur la tête et l’océan remontera jusqu’à Rennes !